Lettre n° 13- Décembre 2023

La Pologne et la liberté religieuse

La Vierge noire de Czestochowa, placée dans le monastère de Jasna Gora en 1384 aurait été réalisée d’après une icône peinte, estime-t-on, en Italie très influencée aux XIIe et XIIIe siècles par la peinture byzantine. En 1656, la Pologne fut consacrée à Notre- Dame de Jasna Gora. Depuis lors et jusqu’à nos jours, Jasna Gora est le cœur religieux du pays et le symbole de sa liberté politique.

En 960 la Pologne naît catholique et dédiée à l’Eglise de Rome pour de bonnes raisons politiques. Elle s’est ainsi rendue indépendante de son menaçant voisin, l’Empire Germanique. Mais c’était sans exclusive.

Dès la première croisade (1098) une forte communauté juive s’installe en Pologne. Puis viendront les exilés d’Espagne, et bien d’autres. Auparavant des Juifs sillonnaient ses routes commerciales. L’un d’entre eux, diplomate et marchand en Catalogne, est le premier chroniqueur à mentionner l’État polonais et le prince Mieszko Ier. Les Juifs seront victimes de persécutions sporadiques lors de la Peste noire (1348) et suite à l’hostilité de l’Eglise catholique dès le XVIe siècle. Mais ils bénéficieront de nombreuses libertés, dont une Diète spécifique (1581-1764). Si bien qu’au moment où d’autres états veulent les convertir de force, ils formeront la plus grande communauté d’Europe et contribueront au puissant rayonnement intellectuel et artistique du pays, attirant de nombreux marchands et artisans. La Pologne sera alors le centre culturel et spirituel du judaïsme. Au XVIIIe siècle. Elle accueillera la moitié des Juifs du monde. Au XIXe siècle, ils joueront un rôle important dans le développement du sionisme et la création de l’État d’Israël.

L’État polono-lituanien créé au XIVe siècle regroupait des Polonais, des Allemands, des Juifs, des Lituaniens, mais aussi des Ruthènes, c’est-à-dire des futurs Biélorussiens et des Ukrainiens. De ce fait, multiconfessionnel, il accueille, Païens, Catholiques, Juifs, Arméniens, Orthodoxes, Musulmans (Tatars). En 1340 la Galicie (région de Lvov en Ukraine), orthodoxe, avait été conquise par les Polonais et tolérée par la noblesse catholique. La Vierge noire de Częstochowa devenue le symbole de l’unité du peuple polonais et de son indépendance, date du XIVe siècle et c’est une icône byzantine !

Bref, son histoire a conduit la Pologne à « inventer la liberté de religion » qui deviendra une pratique politique surtout aux XVe XVIe siècles et jusqu’au milieu du XVIIe. C’est dû au soutien des rois et au fait que la majeure partie du territoire échappera aux conflits de la Guerre de Trente Ans (1618-1648), cette guerre civile européenne qui voyait s’affronter pouvoir absolu et féodalisme, Catholiques et Protestants. En cause peut- être aussi le morcellement du pouvoir civil amorcé dès le Haut Moyen-Âge, source de décentralisation. A l’aube de la Réforme, la Diète vote La Déclaration de 1573 inscrite au registre « Mémoire du monde » de l’Unesco. Elle garantit la liberté de conscience et d’opinion en Pologne, faisant d’elle le refuge de tous les exilés religieux d’Europe. Par exemple, au XVIe siècle les paysans resteront catho- liques tandis qu’une partie de l’élite bourgeoise et nobiliaire se sera convertie aux doctrines luthériennes et calvinistes sans les troubles religieux qui déchirent alors l’Europe. De nombreux protestants, y compris des Hussites, se réfugieront dans ce « pays sans bûchers ». Un fait unique en Europe.

La Déclaration de 1573 qui garantit la liberté de religion, inscrite au registre « Mémoire du monde » de l’Unesco (source : Archiwum Główne Akt Dawnych Varsovie).

Toutefois, à partir du milieu du XVIIe siècle la religion catholique va peu à peu squatter l’identité polonaise. En cause, la Contre-Réforme, ses excès, et peut-être l’impact des guerres de l’époque contre la Turquie (musulmane), la Moscovie (orthodoxe), la Suède et la Prusse (protestantes) ? Elles ont induit un effet pervers : les Polonais de religion protestante, musulmane, etc. seront stigmatisés comme ennemis de l’intérieur. Cette intolérance s’appliquera aussi à l’apport des Lumières. Bref, la conviction que la Pologne est un « rempart du catholicisme » se renforce. La fragilité croissante de la République des Deux nations aggravera cette crispation.

Dorénavant le « vrai » Polonais sera catholique et l’Eglise le ciment de la société, surtout dans les périodes de partage et de destruction de la nation. Elle maintiendra l’identité nationale durant le XIXe siècle malgré les mesures adoptées par les puissances occupantes. Signalons enfin que, séparée après 1939 de ses territoires peuplés d’orthodoxes et suite à l’élimination dramatique des Juifs (98 %) par les Nazis, la Pologne est devenue uniconfessionnelle, ce qu’elle n’avait pas été auparavant.

Durant la guerre de 1940-1945, et les quarante-quatre ans d’occupation communiste, l’Eglise polonaise a soudé le pays et contribué à la chute de l’URSS. Karol Józef Wojtyła, élu pape en 1978 et Lech Walesa, Prix Nobel de la paix en 1983, ont fait connaître au monde cet exploit et l’ont inscrit dans l’Histoire. L’image s’est alors renforcée d’une Pologne « bastion catholique » telle que « catholique et polonais sont synonymes ». Soulignons toutefois l’action de l’Eglise pour sauver des dizaines de milliers de Juifs durant la guerre de 1939-1945. Mais le passage à la démocratie et l’adhésion à l’U.E. ont obligé l’Eglise à se remettre en question sans y avoir été préparée. Mobilisée par l’opposition au communisme, elle s’est retrouvée sans ennemi. Elle a été tentée d’en reconstituer un, la société de consommation et la société pluraliste occidentale.

Comme toutes les églises européennes elle est en crise désormais, partagée entre un courant traditionaliste, nationaliste et conservateur avec des excès anti-sémites et xénophobes, refusant l’IVG, et un autre ouvert aux valeurs « occidentales » : liberté de conscience, de religion, liberté sexuelle. La Pologne se sécularise. En 2021 elle était l’un des pays les plus catholiques d’Europe : 84 % des Polonais se déclaraient catholiques, 42 % pratiquants. Ces chiffres masquent toutefois un mouvement de sécularisation rampant, particulièrement net chez les jeunes. Entre 1992 et 2021, la proportion de pratiquants chez les 18-24 ans est passée de 69 à 23 %. En 2019, les Polonais n’étaient que 37 % à s’être rendus à la messe, loin des 50 % de 1980, et les demandes d’apostasie augmentent. “L’Église polonaise a joué un rôle crucial dans l’éman- cipation vis-à-vis du régime communiste. Elle en garde une posture de supériorité, et une structure gelée qui refuse la modernisation”, indique Stanislaw Obirek, théologien et anthropologue à l’université de Varsovie. “Les Polonais qui ont grandi dans une société ouverte ne s’y reconnaissent plus”, estime-t-il.

ROBERT DE BACKER
Sources : Sébastien Ginhoux, regard-est.com, 22/03/21. Stanislas Obirek, Réforme 2022.