Lettre n° 15- Décembre 2024

Européens, qu’avons-nous à défendre : les chemins de Václav Havel

Bernard Ginisty
Chronique

Václav Havel (1936-2011) me paraît un des penseurs et des acteurs politiques majeurs du XX siècle. Il a vécu à la fois les prisons du totalitarisme communiste et les plus hautes responsabilités politiques en Tchécoslovaquie, puis en République tchèque. S’il est une constante de sa pensée politique, c’est bien son engagement européen. En mars 1986, il reçoit à Rotterdam le prix Érasme. Les autorités de son pays lui ayant interdit de se rendre à cette cérémonie, l’acteur Jan Triska lit son discours qui est une méditation sur l’Europe à la lumière de la grande figure d’Érasme, auteur de L’éloge de la folie dans une Europe déchirée par les guerres de religion. Il développe l’idée que l’Europe se fera par ceux qui « auront le courage d’être fou » car dit-il (c’est l’époque où le rideau de fer déchire l’Europe) « si l’on ne voit pas se constituer peu à peu une sorte de communauté paneuropéenne des fous, nous ne parviendrons à rien, ni nous, ni vous». Il rapproche cette communauté de celle « des ébranlés » dont parle le philosophe Jan Patocka. Pour lui, l’Europe ne sera faite ni par les technocrates, ni les gouvernements seuls, mais par les citoyens européens « s’ils se sentent liés et motivés par quelque chose que j’appellerai la conscience européenne. Par la conscience profonde d’avoir en commun une histoire et une tradition spirituelle millénaires venant de la coexistence et de l’influence réciproque d’éléments antiques et judéo-chrétiens. Par un respect renouvelé à l’égard des principes spirituels qui sont à l’origine de tout ce que l’Europe a créé de valable »(1).

Havel ne va cesser de développer, dans des discours qu’il fera aux quatre coins du monde, la nécessité pour l’Europe de briser les idoles qui la minent pour retrouver ses sources spirituelles. S’il y a une Europe, ce ne peut être que celle des consciences : « Il n’est vraiment pas indispensable de vénérer des veaux d’or, de courber l’échine à chaque pas devant ses maîtres, de tout subordonner au diktat de la publicité et des médias, de se laisser piéger par toutes les innovations possibles des biens de consommation qui ont pour seuls effets durables le pillage des ressources naturelles et la pollution atmosphérique. Il n’y a aucune raison de voir le sens de toute action humaine dans la croissance continue du produit intérieur brut ! »(2).

C’est autour de la redécouverte de l’idée de responsabilité universelle, non pas cette fois sous la forme des croisades, de la colonisation, ou de l’imposition d’un modèle culturel unique, que l’Europe peut trouver sa nouvelle mission. Une fois encore, le président parle le langage du dissident. On peut certes gémir sur les malheurs de l’humanité et de se livrer à des analyses d’autant plus impitoyables qu’on évite de s’y sentir concerné. Tout cela reste bavardage médiatique ou idéologique tant que l’on ne travaille pas à débusquer ses propres complicités avec ce que l’on dénonce. La vocation de l’Europe ne passe pas par la quête indéfinie de l’inédit, mais dit-il, « elle peut être tirée d’une nouvelle lecture de livres européens très anciens, d’une nouvelle façon d’interpréter leur signification ». Havel évoque alors comme figure européenne contemporaine majeure le philosophe Emmanuel Levinas disparu en 1995 : « Il y a quatre ans mourut un juif lituanien, qui avait fait ses études en Allemagne pour devenir un célèbre philosophe français. Il s’appelait Emmanuel Levinas. Selon son enseignement, conforme à l’esprit des plus anciennes traditions européennes, en l’occurrence sans doute la tradition juive, c’est au moment où nous regardons le visage de l’Autre que naît la responsabilité de ce monde »(3).

Cette redécouverte des racines spirituelles de l’identité européenne, bien loin d’enfermer dans de l’identitaire sectaire ouvre à l’universel : « L’histoire humaine connaît un grand nombre de dieux et de divinités, un grand nombre de sentiments religieux, de spiritualités, de liturgies et de rituels différents. Peu importe : c’est dans ce qui le dépasse, ce qui lui est supérieur et qu’il a l’obligation d’honorer s’il ne veut pas voir s’écrouler tout son monde, que l’homme a depuis toujours trouvé la clé du mystère de son existence. (…) La civilisation moderne nous fait perdre tout respect envers le mystère du monde (…) la perte de ce respect conduit à notre ruine. Tout cela montre clairement où aller chercher ce qui nous lie : dans la conscience que nous avons de la transcendance »(4).

Aussi, c’est à une dissidence permanente contre le totalitarisme de l’impersonnel, que nous convie Havel : « Il me semble que tous – que nous vivions à l’Ouest ou à l’Est – nous avons une tâche fondamentale à remplir, une tâche dont tout le reste découlerait. Cette tâche consiste à faire front à l’automatisme irrationnel du pouvoir anonyme, impersonnel et inhumain des idéologies, des systèmes, des appareils, des bureaucraties, des langues artificielles et des slogans politiques, à résister à chaque pas et partout, avec vigilance, prudence et attention, mais aussi avec un engagement total ; à nous défendre des pressions complexes et aliénantes qu’exerce ce pouvoir, qu’elles prennent la forme de la consommation, de la publicité, de la répression, de la technique ou d’un langage vidé de son sens (langage qui va de pair avec le fanatisme et nourrit la pensée totalitaire) ; à faire confiance à la voix de notre conscience plutôt qu’à toutes les spéculations abstraites et à ne pas inventer de toutes pièces une autre responsabilité en dehors de celle à laquelle cette voix nous appelle ; à ne pas avoir honte d’être capable d’amour, d’amitié, de solidarité, de compassion et de tolérance, mais au contraire à rappeler de leur exil dans le domaine privé ces dimensions fondamentales de notre humanité et à les accueillir comme les seuls vrais points de départ d’une communauté humaine qui aurait un sens. »(5).

La vie démocratique n’est pas une arène où l’on peut se satisfaire de brailler « On a gagné ! » à la fin du match. Ce genre de « troisième mi-temps » finit généralement dans la « gueule de bois ». La démocratie ne vit que du travail permanent de chacun pour inventer le vivre ensemble. Jorge Semprun définit ainsi le travail démocratique : « La démocratie est la meilleure méthode, la plus sûre et la plus humaine pour transformer la société, pour tous ceux qui aspirent vraiment à cette transformation, et non pas à la substitution d’une minorité par une autre (…) Nous ne savons que trop que la démocratie, par son essence pluraliste et tolérante, parce qu’elle admet, et même postule, que le conflit civique d’opinions et de projets politiques se situe à la racine même de sa dynamique, pour toutes ces raisons, nous ne savons quetropqueladémocratieestextrêmementfragile »(6).


(1) Vaclav Havel (1936-2011) : L’angoisse de la liberté, éditions l’aube, 1994, page 59.
(2) Václav Havel : Discours au Sénat français le 3 mars 1999, in Pour une politique post-moderne, éditions l’aube 1999. (3) Id. page 60
(4) Václav Havel : Il est permis d’espérer, éditions Calmann- Lévy, 1997, page 117.
(5) Václav Havel : La politique et la conscience in Essais Politiques, éditions Calmann-Lévy,1989, page 243. Ce texte a été lu en son absence le 14 mai 1984, à l’université de Toulouse-Le Mirail, pour la remise du diplôme de docteur honoris causa
(6) Jorge Semprun (1923-2011) : Une tombe au creux des nuages. Essais sur l’Europe d’hier et d’aujourd’hui. Éditions Climats, 2010, pages 212-213. Né en Espagne, il est exilé en France par la dictature franquiste en 1939. Il entre très jeune en résistance et est déporté à Buchenwald de 1943 à 1945. Après la guerre, il est un des dirigeants clandestins du parti communiste espagnol jusqu’en 1964. En 1988,
il devient ministre de la Culture dans le gouvernement espagnol.

Bernard Ginisty, philosophe