La démocratie européenne face aux « cabales des dévots »
« Vouloir être responsable de son ennemi : ce serait le geste primordial d’une éthique civilisatrice de conflits»(1)
L’actualité remet en scène la lutte du Bien contre le Mal comme justification de la violence ou de l’exclusion. L’impérialisme russe de Vladimir Poutine s’appuie sur la hiérarchie de l’Église orthodoxe qui dénonce « la décadence occidentale ». Des Églises évangéliques américaines soutiennent les dérives de Donald Trump. Des pouvoirs islamiques persécutent les sociétés civiles de leur pays au nom de l’Islam et des lectures fondamentalistes de la Bible justifient les violences de colons israéliens contre les Palestiniens.
Ce manichéisme simpliste est porteur d’inhumanité. Vivre la démocratie, c’est faire place à l’autre, à l’opposant, car on pose en principe qu’on partage avec lui la même dignité humaine et la capacité d’évoluer. Ce qui veut dire que même majoritaire, personne n’a le monopole du Vrai et du Bien. Il n’y a pas de compromis possible entre les deux entités abstraites du Bien et du Mal. Nous sommes tous des êtres humains bien concrets, avec leurs ambiguïtés car traversés chacun par le Bien et le Mal. C’est ce qui fonde le refus de la violence et l’effort de poursuivre inlassablement le dialogue. Certes, l’attitude de légitime défense existe et il y a des violations intolérables des droits de l’homme qui exigent de réagir. Mais, à aucun moment, même dans la lutte, l’autre ne saurait être réduit à la caricature du mal, ce qui justifie alors les pires aveuglements. Le philosophe Peter Sloterdijk écrit ceci «Notre travail de civilisation commence ici : reformuler un code de combat impliquant le souci de l’ennemi. Qui ne veut pas être responsable d’un ennemi a déjà cédé à la tentation du pire. Vouloir être responsable de son ennemi : ce serait le geste primordial d’une éthique civilisatrice des conflits.»(1)
Depuis des lustres, la République française a séparé les Églises et l’État au nom du principe de laïcité. Aujourd’hui, la question est à nouveau posée avec la diversité des communautés religieuses vivant en France et leur expression dans l’espace public. Mais peut-être certains n’ont pas vu que les religions n’avaient pas, hélas, le mo- nopole du cléricalisme et des dévotions obtuses. Il s’agit de
tendances fondamentales de l’esprit humain qui peuvent s’investir dans toute institution ou idéologie à qui l’on attribue une forme d’absolu. Dans une démocratie, la politique se joue dans le relatif et ceux qui cherchent à y mettre de l’absolu restent de fumeux idéalistes ou, s’ils parviennent au pouvoir, deviennent des inquisiteurs redoutables ou des apparatchiks sans foi ni loi. Dès 1912, Charles Péguy pointait ces « cabales des dévots » qui menacent toujours le vivre ensemble : « Nous naviguons constamment entre deux curés, nous manœuvrons entre deux bandes de curés ; les curés laïques et les curés ecclésiastiques » (2). Ceux qui, nouveaux Saint-Just, tonnent « tout le programme, rien que le programme » et ceux qui ne parlent que de restauration d’une Europe chrétienne. Personne n’est vacciné contre les pires travers religieux qui consistent à adorer l’institution et vénérer les dogmes. Elle nous menace tous lorsque, par paresse intellectuelle ou confort institutionnel, nous donnons à nos institutions ou à nos idéologies les pieuses révérences qui en font tôt ou tard de dangereuses idoles. La démocratie est le lieu du vivre ensemble et donc des rapports conflictuels et des compromis entre citoyens, mais non celui du salut et de la rédemption. La laïcité n’est pas un univers aseptisé qui nous dispenserait d’affirmer dans le débat public les raisons de vivre, d’aimer et de construire une société. En se libérant des emprises cléricales, la société n’a pas fermé le débat sur les grandes options qui inspirent la vie, mais l’a situé chez chaque citoyen. La laïcité constitue l’espace où chacun peut risquer sa parole propre, au lieu de rester noyé dans le pseudo-consensus d’une pensée unique dont le vide s’emplit de la religion de la marchandise.
Paul Ricœur nous invite à fuir ce consensus minable pour « une pratique du dissensus mis en œuvre par une éthique de la discussion ». Il poursuit : « Il y a un noyau du poétique qui est le sacré, le religieux, la parole originaire. Ça, c’est le problème des convictions. Et le problème de la communauté politique est de pouvoir partager cette conviction en la retraduisant dans le langage de chacun, dans sa philosophie, dans sa liberté laïque»(3). C’est dans un espace démocratique, et non dans le refuge dans des cléricalismes religieux ou laïques, que peuvent se déployer les itinéraires personnels vers ce que chacun juge comme essentiel.
(1) Alain Finkielkraut et Peter Sloterdijk : Les battements du monde. Dialogue, éditions Pauvert, 2003, page 74
(2) Charles Peguy (1873-1914) : Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, œuvres de prose complètes, La Pléiade, éditions Gallimard Tomme III, 1992, page 668.
(3) Paul Ricœur (1913-2005) : L’unique et le singulier, éditions Alice, Bruxelles 1999, page 73
Bernard Ginisty, philosophe