VERS UNE FRANCE ILLIBÉRALE ?
Illibéral ! Le mot est nouveau et de plus en plus utilisé dans les médias. Il nous vient des Etats-Unis où le politologue Fareed Zakaria l’a employé la première fois en 1990 pour désigner un régime politique qui repose sur le respect des élections mais qui se défie des autres aspects de la démocratie.
Concrètement : les dirigeants « illibéraux » se font élire démocratiquement mais ils privent ensuite les citoyens de leurs droits fondamentaux. Ils contestent l’indépendance de la justice, empêchent la remise en cause de leur pouvoir, affaiblissant les contre-pouvoirs, ils réduisent, par exemple, les libertés universitaires et de la presse. « La démocratie illibérale ne met en place ni censure ni parti unique, mais elle assèche l’écosystème du pluralisme », (Sylvain Kahn et Jacques Lévy , Les pays des Européens (Odile Jacob, 2019). » Les électeurs sont encore là pour la façade ; et la presse, la justice, les associations, les syndicats, les partis d’opposition, les universités sont réduites au silence. Nous en sommes là en Hongrie ». (Luuk van Middelaar, philosophe néerlandais, interview au journal Le Monde)
D’après Bertrand Badie (1), « un dénominateur commun semble a priori s’imposer, début en tout cas d’une possible définition : celle d’une perturbation de l’idéal démocratique qui donne à l’élection une allure de simulacre ou d’inaccomplissement. Formellement désigné par le peuple, le leader, par sa pratique, dénaturerait ainsi toutes les composantes de la démocratie : l’élection, loin d’être le début d’une aventure vertueuse, servirait d’alibi à toutes les tromperies futures, à la réduction des libertés et à la marginalisation du droit. » (Le Temps 07-2023)
Pratiquement, pour les illibéraux la souveraineté du peuple se réduit à leur élection, souvent manipulée par eux. Une fois élus, ils considèrent que les électeurs leur ont abandonné l’exercice du pouvoir ; ils incarnent de ce fait la souveraineté populaire ; « le peuple, c’est nous ». Plus besoin dans ce cas de médiations institutionnelles ni des contre-pouvoirs liés à l’état de droit. A fortiori sont étouffées la culture du débat et la conflictualité, essence même des sociétés démocratiques. Plus tout-à-fait une démocratie, l’état illibéral n’est – pas encore – une dictature. Son succès s’explique en partie par les « ratés » de la démocratie, « le moins mauvais de tous les systèmes » d’après Churchill.
En Europe, les états illibéraux ont fait florès : la Russie de Poutine, La Hongrie de Viktor Orban, La Pologne de Jaroslaw Kaczynski avant la victoire électorale de Donald Tusk. En Slovaquie, le candidat soutenu par le premier ministre prorusse, Robert Fico, vient de remporter les élections à la présidence (53% des voix). En préparation, un projet de loi visant à faire de la télévision et de la radio publiques un service soumis au gouvernement prorusse.
La Hongrie de Viktor Orban est un modèle d’état illibéral. Depuis son arrivée au pouvoir en 2010 une nouvelle constitution a été introduite, le système électoral a été modifié, le système judiciaire, les médias d’État et le système éducatif mis sous influence du parti dominant, les fidèles d’Orban nommés à la tête d’institutions allant du procureur général à l’organe de surveillance des médias. (liste Politico ). Orban s’est lancé dans une vaste entreprise de réécriture de l’histoire, celle de la Shoah, mais pas seulement. (Le Monde 15-05-23). Il a néanmoins toujours pris garde à ne jamais franchir complètement les lignes rouges, son pays dépendant des fonds structurels européens ! Ce qui pose un problème majeur à la Commission européenne. Depuis le 1er juillet Viktor Orban préside le Conseil européen ; du fil à retordre en perspective.
La France pourrait-elle devenir une « démocrature » (2) ? Le risque est évident.A Madrid, fin mai, à l’occasion du Congrès « Europa Viva 24 » organisé par le parti espagnol d’extrême droite Vox se sont réunis les partis souverainistes de plusieurs pays d’Europe : ceux de G. Meloni, de V.Orban, de M. Le Pen entre autres. Celle-ci a appelé à faire du 9 juin, jour des élections européennes en France, « un jour de délivrance et d’espérance » et appelé à une « réorientation de l’Union européenne ». « L’Union européenne, telle qu’elle existe aujourd’hui, n’est qu’une contrefaçon », a-t-elle déclaré. « Nous sommes, tous ensemble, dans la dernière ligne droite pour faire du 9 juin prochain un jour de délivrance et d’espérance ». (SudOuest.fr avec AFP 19-05-2024)
Chaque jour de la campagne électorale interroge sur les projets du Rassemblement national (RN), en cas de victoire. Un exemple, l’audiovisuel public. Dès le 10 juin, le porte-parole du RN Sébastien Chenu confirmait que l’objectif de son parti restait identique à celui qu’il défendait lors de l’élection présidentielle de 2022, à savoir la privatisation. Ce qui provoque un tollé à France Télévisions et à Radio France « Aucun pays européen ne s’est risqué à privatiser l’audiovisuel public », rappelle une tribune signée par quarante et une organisations professionnelles fustigeant un « projet dangereux pour les Français » et pour« ce pilier de notre démocratie et de notre culture ». « Le RN, agissant à visage découvert, propose une mesure qui laisserait un marché de l’information et de la création soumis aux seuls intérêts privés au détriment de la recherche de la vérité, du contradictoire et de la diversité des récits, en l’absence du contrepoids d’un pôle audiovisuel public fort et indépendant ». (18 juin 2024) (Le Monde 19 juin 2024)
Robert De Backer
(1) Bertrand Badie est universitaire et politiste français, spécialiste des relations internationales. Il est un des spécialistes de la sociologie des relations internationales les plus influents des 30 dernières années.
(2) Autre expression pour désigner un état illibéral.