Focus

VERS UNE FRANCE ILLIBÉRALE ?

Tentations illibérales. © Rebecca Hendin pour Le Temps.

Illibéral ! Le mot est nouveau et de plus en plus utilisé dans les médias. Il nous vient des Etats-Unis où le politologue Fareed Zakaria l’a employé la première fois en 1990 pour désigner un régime politique qui repose sur le respect des élections mais qui se défie des autres aspects de la démocratie.

Concrètement : les dirigeants « illibéraux » se font élire démocratiquement mais ils privent ensuite les citoyens de leurs droits fondamentaux. Ils contestent l’indépendance de la justice, empêchent la remise en cause de leur pouvoir, affaiblissant les contre-pouvoirs, ils réduisent, par exemple, les libertés universitaires et de la presse. « La démocratie illibérale ne met en place ni censure ni parti unique, mais elle assèche l’écosystème du pluralisme », (Sylvain Kahn et Jacques Lévy , Les pays des Européens (Odile Jacob, 2019).  » Les électeurs sont encore là pour la façade ; et la presse, la justice, les associations, les syndicats, les partis d’opposition, les universités sont réduites au silence. Nous en sommes là en Hongrie ». (Luuk van Middelaar, philosophe néerlandais, interview au journal Le Monde)

D’après Bertrand Badie (1), « un dénominateur commun semble a priori s’imposer, début en tout cas d’une possible définition : celle d’une perturbation de l’idéal démocratique qui donne à l’élection une allure de simulacre ou d’inaccomplissement. Formellement désigné par le peuple, le leader, par sa pratique, dénaturerait ainsi toutes les composantes de la démocratie : l’élection, loin d’être le début d’une aventure vertueuse, servirait d’alibi à toutes les tromperies futures, à la réduction des libertés et à la marginalisation du droit. » (Le Temps 07-2023)

Pratiquement, pour les illibéraux la souveraineté du peuple se réduit à leur élection, souvent manipulée par eux. Une fois élus, ils considèrent que les électeurs leur ont abandonné l’exercice du pouvoir ; ils incarnent de ce fait la souveraineté populaire ; « le peuple, c’est nous ». Plus besoin dans ce cas de médiations institutionnelles ni des contre-pouvoirs liés à l’état de droit. A fortiori sont étouffées la culture du débat et la conflictualité, essence même des sociétés démocratiques. Plus tout-à-fait une démocratie, l’état illibéral n’est – pas encore – une dictature. Son succès s’explique en partie par les « ratés » de la démocratie, « le moins mauvais de tous les systèmes » d’après Churchill.

En Europe, les états illibéraux ont fait florès : la Russie de Poutine, La Hongrie de Viktor Orban, La Pologne de Jaroslaw Kaczynski avant la victoire électorale de Donald Tusk. En Slovaquie, le candidat soutenu par le premier ministre prorusse, Robert Fico, vient de remporter les élections à la présidence (53% des voix). En préparation, un projet de loi visant à faire de la télévision et de la radio publiques un service soumis au gouvernement prorusse.

La Hongrie de Viktor Orban est un modèle d’état illibéral. Depuis son arrivée au pouvoir en 2010 une nouvelle constitution a été introduite, le système électoral a été modifié, le système judiciaire, les médias d’État et le système éducatif mis sous influence du parti dominant, les fidèles d’Orban nommés à la tête d’institutions allant du procureur général à l’organe de surveillance des médias. (liste Politico ). Orban s’est lancé dans une vaste entreprise de réécriture de l’histoire, celle de la Shoah, mais pas seulement. (Le Monde 15-05-23). Il a néanmoins toujours pris garde à ne jamais franchir complètement les lignes rouges, son pays dépendant des fonds structurels européens ! Ce qui pose un problème majeur à la Commission européenne. Depuis le 1er juillet Viktor Orban préside le Conseil européen ; du fil à retordre en perspective.

La France pourrait-elle devenir une « démocrature » (2) ? Le risque est évident.A Madrid, fin mai, à l’occasion du Congrès « Europa Viva 24 » organisé par le parti espagnol d’extrême droite Vox se sont réunis les partis souverainistes de plusieurs pays d’Europe : ceux de G. Meloni, de V.Orban, de M. Le Pen entre autres. Celle-ci a appelé à faire du 9 juin, jour des élections européennes en France, « un jour de délivrance et d’espérance » et appelé à une « réorientation de l’Union européenne ». « L’Union européenne, telle qu’elle existe aujourd’hui, n’est qu’une contrefaçon », a-t-elle déclaré. « Nous sommes, tous ensemble, dans la dernière ligne droite pour faire du 9 juin prochain un jour de délivrance et d’espérance ». (SudOuest.fr avec AFP 19-05-2024)

Chaque jour de la campagne électorale interroge sur les projets du Rassemblement national (RN), en cas de victoire. Un exemple, l’audiovisuel public. Dès le 10 juin, le porte-parole du RN Sébastien Chenu confirmait que l’objectif de son parti restait identique à celui qu’il défendait lors de l’élection présidentielle de 2022, à savoir la privatisation. Ce qui provoque un tollé à France Télévisions et à Radio France « Aucun pays européen ne s’est risqué à privatiser l’audiovisuel public », rappelle une tribune signée par quarante et une organisations professionnelles fustigeant un « projet dangereux pour les Français » et pour« ce pilier de notre démocratie et de notre culture ». « Le RN, agissant à visage découvert, propose une mesure qui laisserait un marché de l’information et de la création soumis aux seuls intérêts privés au détriment de la recherche de la vérité, du contradictoire et de la diversité des récits, en l’absence du contrepoids d’un pôle audiovisuel public fort et indépendant ». (18 juin 2024) (Le Monde 19 juin 2024)

Robert De Backer

(1) Bertrand Badie est universitaire et politiste français, spécialiste des relations internationales. Il est un des spécialistes de la sociologie des relations internationales les plus influents des 30 dernières années.

(2) Autre expression pour désigner un état illibéral.

Focus

Qu’avons-nous à défendre ?

La mer des Barents - NormanEinstein, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons

LA DÉFENSE EUROPÉENNE, NOTRE THÈME DE LA RENTRÉE D’AUTOMNE.

Les activités du deuxième semestre 2024 de la Maison de l’Europe à Cluny vont décliner la thématique de la Défense. Il s’agit d’un sujet majeur et nous partirons de la question simple « qu’avons-nous à défendre ? » sans occulter les moyens nécessaires pour y répondre. Nous pensons possible d’organiser autour de cette question des rencontre-débats, l’édition de La Lettre d’information N°15 et la diffusion d’articles d’information et de réflexion sur notre site internet.

Nos regards vont tenter de défricher les différents sens donnés à ce mot et les notions qui y sont attachées mais aussi de relire les étapes des différents projets européens de défense commune avec les points de vue proches ou opposés selon les pays membres de l’Union.

Pour ce travail de fond nous vous proposons de regarder le documentaire d’ARTE Regards intitulé A la frontière glacée de l’Otan du mois de mai 2024. Ce reportage (31 min) est comme un préambule, une entrée, dans ces problématiques de défense européenne. Au-delà de la défense armée, il se conclut par la question de pourquoi se battre et donc qu’avons-nous à défendre ? https://www.arte.tv/arte-regards/
N’hésitez pas à le regarder pour vous faire votre opinion et si vous le souhaitez, partagez la avec nous, notre e-mail : contact@maisoneurope-cluny.eu

Dans le documentaire d’ARTE, l’histoire se passe à Kirkenes, aux confins de la Norvège, dans le comté de Finnmark, sur fond de soleil de minuit en été et d’aurores boréales en hiver, à deux pas de la frontière russe.

70 nationalités différentes y vivent. La majorité des habitants de Kirkenes sont d’origine norvégienne et une minorité est Sami, peuple autochtone. D’autres sont originaires de Finlande, soit membres de la population kvène, soit issus d’un afflux d’immigrés finlandais plus ou moins récents. En outre, environ 500 personnes sont des immigrants russes relativement récents. Pendant plusieurs mois, en 2015, la ville a servi de point de passage frontalier pour les réfugiés syriens, des centaines de personnes traversant chaque semaine la frontière à vélo, se rendant en Norvège depuis la Russie (via Mourmansk et Nikel).

Le documentaire présente des initiatives récentes prises à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il s’appuie sur 3 personnages principaux : 2 jeunes militaires de 19 ans d’un bataillon d’élite -700 militaires d’élite sont stationnés à Kirkenes (3500 habitants) et un émigré russe venant de Mourmansk, père de famille et professionnel de la culture, âgé de 50 ans, venu prendre la direction d’un festival pluridisciplinaire.

ARTE Regards présente les histoires d’Européens qui s’appellent David Bratland et Jesper Bruseth pour les deux premiers et Ievgueni Goman pour le dernier. Ils sont filmés dans leur activité quotidienne, la surveillance de la frontière russe pour les 2 soldats et pour Ievgueni, la préparation du festival annuel de Barents Spektakel. Ce festival a pour titre Les boucliers de paix qui sont-ils ? Ces trois personnages sont très impliqués dans leurs activités et convaincus qu’ils ont un rôle à jouer dans la défense de leur pays. Pour David et Jesper : « il s’agit de défendre la Norvège, alors il faut se poser des questions : qu’est-ce qu’on est prêt à protéger ? Pour ma part, je dirais avant tout mon père, ma mère, ma maison et le quartier qui m’est familier. Mais aussi les idées et les valeurs qui font notre nation. Je crois qu’elles méritent vraiment qu’elles soient sauvegardées ».

Cette interview mêle clairement la notion de défense armée avec la défense promue par le vecteur de l’art, par le goût d’un travail en commun, par une expression de résistance à la violence pour que la paix soit respectée dans cette région de l’extrême nord de l’Europe. C’est cette alliance qui prouve la force et la richesse de ce qu’il y a à défendre quand une ville vit en harmonie.

Vivre ensemble, apprendre à se connaître, croire en ses talents et créer.

Marie Billet

Focus

IMPRESSIONS DE BERLIN

carte de Berlin par Get Your Guide

Quelques jours à Berlin pour casser les murs et ouvrir à la paix.

Une ville blessée

Jamais je n’aurais imaginé tant ressentir à Berlin la blessure d’un monde en dérive.

Impossible d’échapper à l’horreur de la guerre 14-45 tant celle-ci transpire de partout, 80 ans après sa fin. Mais est-ce la situation internationale actuelle qui, préoccupante, me rappelle à chaque coin de rue, que la violence rôde toujours prête à resurgir.

Berlin n’est plus qu’à 700km de Kaliningrad (enclave russe) et à 900km de Lviv, en Ukraine, pays envahi par la force avec intention d’annexion par la Russie.

Plus loin, au fond de la Méditerranée, des murs de 7 mètres de haut tentent de former une frontière étanche entre deux peuples après que l’un fut exclu de ses terres (la nakba, la catastrophe) par des migrants venus d’ailleurs après avoir eux-mêmes subi une catastrophe.

Or à Berlin ces dramatiques événements sont inscrits dans sa chair :

  • Partout au long des rues ces petits carrés de bronze (10cmx10cm, Stolpersteine) font mémoire des arrestations de Juifs et des meurtres en camp d’extermination ;
  • Un Mémorial de l’Holocauste, indestructible, composé de milliers de blocs de béton sur 15000 m2 devant le Parlement allemand à la Porte de Brandebourg.
  • Un Musée du Judaïsme au sud de l’ancien check-point Charlie où se mêlent les pratiques du judaïsme à l’histoire des expropriations et massacre et à une salle nue de silence qui seul traduit l’indicible.
  • Des frontières étanches : un peuple divisé en 1945 entre est et ouest ; un Mur construit en août 1961, non pour freiner l’arrivée de migrants mais pour interdire à son propre peuple de partir à l’ouest retrouver sa famille divisée ou simplement partir pour un monde de liberté (mur de protection antifasciste, ainsi nommé par la RDA et Mur de la honte par la RFA).
  • Une ville théâtre de la dictature nazie et de l’extermination ou la sculpture de Käthe Kollwitz (mère tenant dans ses bras son enfant mort) dans la « Neue Wache » prend tout son sens.
  • Une ville d’immigration où de multiples nationalités se côtoient dans une ville monde et participent au renouveau de Berlin.
  • Une ville détruite, blessée où partout on s’active à la reconstruction, à l’édification de musées (peinture, sculpture, mémoriaux) pour préserver à la fois le génie humain et à la fois attirer l’attention sur la mince frontière entre paix et violence, ouverture et fermeture.

Une nouvelle naissance

Mais dans cette ville témoin du pire, prend corps une nouvelle naissance et un désir de vivre avec des racines retrouvées :

  • Des palais gouvernementaux reconstruits dans la modernité (Bundestag, Bundesrat et nouvelle Chancellerie) avec cette coupole pour tenter de voir le monde et le futur à 360° et permettre au peuple d’avoir un regard direct surplombant les travaux de ses représentants.
  • Près de la Potsdamer Platz un ensemble architectural splendide avec place couverte, la Philharmonie de Berlin et le musée de peinture (Gemäldegalerie).
  • A l’autre bout du Tiergarten, l’Eglise de la mémoire, splendide octogone de lumière qui jouxte l’ancienne église du souvenir, ruine des bombardements : (octogone appelé familièrement le « poudrier » comme élément d’esthétique qui cache les ravages de la violence).
  • L’église mémorial des Huguenots (Französischer Dom sur le Gendarmenmarkt) en pleine rénovation pour se souvenir de l’accueil des étrangers persécutés fuyant la France de Louis XIV.
  • Et puis, la vie « sans souci » au bout du parc du même nom, sur les bords de la Spree où on danse, avec bière qui coule à flot, vie étudiante et jeunesse tournée vers l’avenir.

Des élections européennes avec une campagne très présente et active.

  • enfin partout la campagne pour les élections européennes du 9 juin 2024 est partout présente, entre les placards publicitaires qui trônent dans les rues et boulevards et dans les journaux.
  • Au cœur de l’Europe, près des frontières de l’Est et au lieu où les murs sont tombés, je mesure à quel point notre ensemble européen est un essentiel vital. Berlin, lieu de rencontre et de dialogue m’invite au respect de l’autre, « unis dans la diversité ».

A Berlin, le 1er juin 2024, Philippe Mayaud

Focus

BIENNALE DE VENISE 2024

Biennale Art 2024 : Stranieri Ovunque - Les étrangers partout

Notre Lettre 14 sur les migrations en Europe vient de paraître. L’expression artistique y est liée à la réflexion sociétale. Dans ce FOCUS nous attirons le regard sur une grande manifestation d’art contemporain, La Biennale de Venise.

La Biennale d’art contemporain de Venise 2024 expose les migrations et leurs drames et montre par la diversité des expressions artistiques des réflexions profondes sur les questions sociales, historiques et culturelles les plus pressantes de notre époque.

Elle donne, du 20 avril au 24 novembre 2024, une visibilité à des artistes internationaux souvent peu ou pas connus. Qualifiée de J.O. du monde de l’art elle mettra en vedette 331 artistes du monde entier.

Depuis sa fondation en 1895, la Biennale a été dominée par les créations occidentales – Europe et Amérique du Nord -, et extrêmes-orientales – Japon, Corée, Chine – plus récemment. L’Afrique, l’Amérique du Sud, le Moyen-Orient ne pesaient guère. Depuis une vingtaine d’années, expositions et publications ont montré que cette vision était fausse et indissociable des impérialismes et des colonialismes.

Deux lieux principaux pour les expositions officielles de la Biennale, sont les Giardini dans le quartier du Castello et les bâtiments de l’Arsenal de Venise.

Le titre de cette 60e Biennale est tiré d’une série d’œuvres réalisées depuis 2004 par le « collectif Claire Fontaine ». Ce sont des sculptures en néonsde différentes couleurs où s’inscrit dans une ou plusieurs langues l’expression Les étrangers partout. Cette dernière est à son tour empruntée au nom d’un collectif turinois qui, au début des années 2000, luttait contre le racisme et la xénophobie en Italie : Stranieri Ovunque. La série de sculptures au néon de « Claire Fontaine » compte actuellement quelque 53 langues, occidentales et non occidentales, et plusieurs langues autochtones, dont certaines sont en fait éteintes.

Voici quelques extraits du texte de présentation de son commissaire général le Brésilien Adriano Perdosa, 57 ans, directeur artistique du MASP, le Museu de Arte de São Paulo :

La toile de fond de cette création est un monde en proie à de multiples crises concernant la circulation et l’existence des personnes à travers les pays, les nations, les territoires et les frontières, qui reflètent les périls et les pièges de la langue, de la traduction, de la nationalité, exprimant des différences et des disparités conditionnées par l’identité, la nationalité, la race, le genre, la sexualité, la liberté et la richesse.

Dans ce panorama, l’expression Foreigners Everywhere a plusieurs significations.

Tout d’abord, où que vous alliez et où que vous soyez, vous rencontrerez toujours des étrangers : ils/nous sommes partout. Deuxièmement, peu importe où vous vous trouvez, vous êtes toujours véritablement et au fond de vous un étranger.

En outre, l’expression prend un sens très particulier et spécifique au site de Venise : une ville dont la population originelle était composée de réfugiés des villes romaines, une ville qui fut à un moment donné le centre le plus important du commerce international de la Méditerranée, une ville qui fut la capitale de la République de Venise, dominée par Napoléon Bonaparte et reprise par l’Autriche, et dont la population compte aujourd’hui environ 50 000 habitants qui peuvent atteindre 165 000 en une seule journée pendant la haute saison en raison du grand nombre de touristes et les voyageurs, étrangers privilégiés, visitant la ville.

A Venise, les étrangers sont partout. Mais on peut aussi considérer cette expression comme une devise, un slogan, un appel à l’action, un cri d’excitation, de joie ou de peur : les étrangers partout ! Et elle revêt aujourd’hui une signification cruciale en Europe, autour de la Méditerranée et dans le monde, alors que le nombre de personnes déplacées de force a atteint son plus haut niveau en 2022, à 108,4 millions selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, et devrait encore augmenter en 2023.

Les artistesont toujours voyagé et se sont déplacés, dans des circonstances diverses, à travers les villes, les pays et les continents, ce qui n’a fait que s’accélérer depuis la fin du XXe siècle, ironiquement une période marquée par des restrictions croissantes en matière de déplacement ou de déplacement de personnes. La Biennale Arte 2024 s’adresse ainsi en priorité aux artistes eux-mêmes étrangers, immigrés, expatriés, diasporiques, émigrés, exilés ou réfugiés, en particulier ceux qui ont évolué entre le Sud et le Nord. La migration et la décolonisation sont ici des thèmes clés.

Le straniero italien , le portugais estrangeiro, le français étranger et l’espagnol extranjero sont tous étymologiquement liés au strano , à l’estranho, à l’étrange, à l’extraño, respectivement, qui est précisément l’étranger. Je pense à Das Unheimliche de Sigmund Freud – l’étrangeté en allemand, qui en portugais a d’ailleurs été traduit par « o estranho » – l’étrange qui est aussi familier, à l’intérieur, au fond. Selon l’American Heritage et les Oxford Dictionaries, le premier sens du mot queer est étrange, et ainsi l’exposition se déroule et se concentre sur la production d’autres sujets connexes : l’artiste queer, qui a évolué au sein de différentes sexualités et genres, souvent étant persécuté ou interdit ; l’artiste outsider, qui se situe en marge du monde de l’art, à l’instar de l’artiste autodidacte, de l’artiste populaire ; ainsi que l’artiste indigène souvent traité comme un étranger dans son propre pays.

En dehors des pavillons nationaux, cette exposition internationale s’étendra sur plusieurs autres lieux de la ville en rassemblant des œuvres du XXe siècle d’Amérique latine, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie. Par ailleurs deux éléments sont mis en avant : les artistes privilégiant le matériau textile et les familles d’artistes.

Nane Tissot

Pour en savoir plus : www.labiennale.org/en/art/2024

Focus

Les Flandres, un territoire où la gestion de l’eau est nécessaire en permanence

Le Pas-de-Calais et le Nord font face à de nouvelles crues en ce début d’année 2024. Certains secteurs ayant déjà été touchés en novembre 2023 par des orages et de très fortes pluies avec grêlons.

Ces départements font traditionnellement partie de la Flandre française : la moitié nord du département du Nord avec les arrondissements de Dunkerque et de Lille et une partie de l’arrondissement de Douai, ville où se situait le Parlement de Flandre sous l’Ancien Régime.

La Flandre (appelée Région flamande dans la Constitution) est aussi une des trois Régions de la Belgique fédérale à quelques kilomètres de la frontière française. Toute cette région frontalière conquise autrefois sur la mer est appelée polder. Les terrains sont extra plats et traversés par de grands cours d’eau qui sont régulièrement concernés par les alertes de Vigicrues pour la France (delta de l’Aa) et à l’identique pour la Belgique. De plus un système très ancien de grands canaux de navigation comme celui de Furnes qui relie Dunkerque (F) à Nieuport (B) accueille l’eau des petits canaux.

Tout ce système d’assèchement de ces terres situées au-dessous du niveau de la mer ainsi que ce réseau de canaux de drainage s’appelle les wateringues. Ce nom désigne aussi l’association des propriétaires qui assure de manière obligatoire et à frais commun ces travaux.

Le polder des Wateringues est un territoire transfrontalier qui s’étale de Calais à Nieuport. Des eaux s’écoulent de la France vers la Belgique et inversement.

Ce système des Wateringues comprend des fossés ( appelés watergangs, grachts, vliets ) et canaux qui se croisent et communiquent entre eux par de multiples ouvrages, pompes, vannes, écluses, siphons, etc.. afin de réguler le niveau des eaux de surface et, en cas de besoin, évacuer les excédents à la mer en s’affranchissant des marées hautes grâce à des stations d’évacuation à la mer, de pompes de grande capacité, de vannes, de clapets.

À marée basse, les portes à la mer sont ouvertes pour évacuer les eaux qui se sont accumulées dans les canaux.

Lorsqu’à marée haute, les pluies engendrent un apport d’eau ne pouvant pas être stocké, des stations de pompage de grande capacité (pompe et vanne nouvelles mises en service en 2022) permettent d’évacuer artificiellement les eaux excédentaires à la mer.

Sur le long terme, l’impact du dérèglement climatique entraînera des conséquences négatives sur l’évacuation gravitaire des eaux des Wateringues. En effet, depuis les dernières décennies, il est constaté une augmentation régulière du niveau moyen des mers dont l’origine est attribuée au réchauffement climatique global. Cette augmentation est notamment liée à un effet de dilatation thermique de la mer. De plus l’Insee projette dans ses régions plus de 500 000 habitants en 2050, l’augmentation des surfaces urbanisées, l’imperméabilisation plus grande des sols avec du ruissellement et des volumes d’eau à évacuer.

L’eau est évacuée gravitairement à la mer lorsque les portes sont ouvertes à marée basse. Quand, à marée haute, les capacités de stockage dans les canaux ne permettent pas d’attendre la marée basse suivante sans provoquer d’inondations par débordements, des stations de pompage évacuent l’eau des canaux à la mer. C’est l’institution Intercommunale des Wateringues (IIW) qui est chargée de réaliser les grands ouvrages d’évacuation des eaux à la mer et d’assurer leur exploitation et leur entretien.

Dans les ports de Calais, Dunkerque et Gravelines, elle a confié aux établissements portuaires l’exploitation et l’entretien des grands ouvrages d’évacuation des eaux à la mer.

Pour faire face aux inondations de l’Aa et de la Hem, des syndicats ont été créés par les collectivités des bassins versants.

Pour la vallée de l’Aa, il s’agit du Syndicat mixte pour l’aménagement et la gestion des eaux de l’Aa (Smage Aa), pour la vallée de la Hem du Syndicat mixte de la Vallée de la Hem (Symvahem).

Situées en amont du territoire des Wateringues, ces structures s’emploient notamment à réaliser des programmes ambitieux de « ralentissement dynamique » basés sur la mise en place de champs d’expansion de crues.

La coopération territoriale est vitale et la transfrontalière de même, l’eau ne s’arrête pas aux frontières administratives. Une convention internationale entre la France et le Royaume de Belgique existe depuis 1890. Aujourd’hui c’est le Groupement européen de coopération territoriale (GECT) West-Vlaanderen / Flandre – Dunkerque – Côte d’Opale qui est le centre de cette coopération.

Et si dans les ministères, en cas de crise, les prises de décisions sont lentes, les acteurs de terrain connaissent leurs homologues et coopèrent au quotidien pour actionner les infrastructures et faire vivre le projet Mageteaux.
L’Union européenne, via son fond FEDER a financé 55% de son installation : www.mageteaux.eu

La journaliste Elise Racque pour Télérama (avril 2024) a, dans un article très documenté, interviewé un homme de terrain Xavier Chelkowski qui affirme « il faut réapprendre à vivre avec l’eau…Les pratiques agricoles ont compacté la terre, ce qui réduit l’infiltration de l’eau… Les pompes nous rendent vulnérables car dépendants de l’électricité…» Il faut avancer plus vite et plus réfléchi vers l’adaptation en mariant les pratiques.

Nane Tissot