L’Union européenne est à un tournant crucial, confrontée à de nouveaux et redoutables défis tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Après 70 ans de paix, son avenir est menacé. Notre Europe est mortelle, elle court le risque immense de se retrouver fragilisée et reléguée dans la décennie à venir, cela dépend de nos choix ; ils sont à faire maintenant (1).
L’Union n’aura-t-elle été qu’un rêve ?
A propos de cette situation de crise me revient ce que disait Robert Schuman, père de l’Europe au sujet de la guerre de 14-18 : « Tout dans la création s’articule autour de l’Homme. C’est à cette vérité qu’il faut se référer, surtout aujourd’hui que tout humaniste en arrive à douter de l’humanité. Voilà pourquoi on s’accroche aux bons, à ceux qui surnagent dans ce tourbillon d’égoïsmes et d’instincts primaires, à ceux dont l’exemple nous transmet une confiance nouvelle dans l’avenir.»(2)
Accrochons-nous donc aux « bons » qui redonnent confiance, ces femmes et ces hommes remarquables qui ont marqué l’histoire de l’Europe par leur action politique, leur pensée, l’art qu’ils ont pratiqué, leur spiritualité et leur foi, leur action vers les autres, leur vision de l’avenir c’est selon.
Nous commençons notre pèlerinage de mémoire avec trois femmes. Deux d’entre elles sont imaginaires. Elles ont inspiré et nourri les symboles les plus populaires de l’Europe, à savoir, son mythe fondateur, son drapeau et son hymne « L’Ode à la joie ».
(1) Discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne, 25 avril 2024
(2) Correspondance avec Heinrich Hartmann, soldat allemand, 11 nov. 1915
PRINCESSE EUROPE
Princesse Europe est le mythe d’origine qui a inspiré tant d’artistes : un puissant taureau fend les vagues de la mer ; sur sa croupe, une belle jeune femme, nue ou habillée se cramponne, inquiète, à ses cornes. Voici l’histoire racontée par Moschos, poète alexandrin du IIe siècle avant J.C. : Zeus aperçoit une jeune fille qui joue, cueillant des fleurs avec ses compagnes, au bord de la mer. On est à Tyr, port du sud Liban. La jeune femme s’appelle Europe ; elle est princesse, fille du roi Agenor.
Bouleversé par la beauté de la jeune fille dont il tombe amoureux, le dieu des dieux se transforme en un taureau d’une éclatante blancheur, « magnifique et doux », « de couleur blonde » « dont les yeux lançaient des éclairs chargés d’amour ». Ses cornes, dit la légende grecque, sont en forme de croissant de lune. Ainsi transformé, déguisé, il s’approche de la jeune fille sur la plage. Il se couche à ses pieds et lui lèche le cou. D’abord apeurée, elle s’enhardit, caresse l’animal et s’assoit sur son dos. Aussitôt, sans crier gare, le taureau se relève et s’élance vers la mer. Europe crie, elle se cramponne aux cornes de la bête qui pénètre dans les flots et s’éloignedu rivage. La traversée est royale, un cortège de dieux et de déesses caracole alentour. Tous deux parviennent en Crète. Là, auprès d’une source, Zeus s’unit à la jeune fille, sous des platanes qui, en mémoire de ces amours, ne perdent plus leurs feuilles.
Il fera à Europe trois fils, mais c’est une autre histoire. La veille de cet enlèvement divin, Europe avait fait un rêve : deux femmes, dont sa mère, se disputent à son propos ; ces femmes symbolisent deux terres : la « terre d’Asie », sa mère, et « la terre d’en face qui n’a pas de nom », l’autre femme. Celle-ci s’empare d’Europe et l’entraîne ; bien qu’effrayée, Europe consent à ce rapt qu’elle désire et elle se réveille « le cœur palpitant ». Le songe s’accomplira le lendemain de divine et bestiale manière.
Ce récit est un mythe destiné à narrer l’origine des continents l’Asie, la Libye (Afrique), et l’Europe. Qu’est-ce qu’un mythe ? Un conte ? Certes. Mais à la différence des contes pour enfants qui servent souvent à les endormir, les mythes servent à éveiller. Ils mobilisent nos imaginaires, nos rêves, nos émotions au service de notre pensée. Ils donnent à penser et à agir. Ils sont des réservoirs de sens. Ils « aident à délivrer ce que le quotidien dissimule » comme dit le poète Yves Bonnefoy.
Quels sens, cette belle histoire nous suggère-t-elle à propos de l’Europe ?
J’en privilégie deux. Celle-ci d’abord : notre continent porte le nom d’une jeune princesse qui ne l’a jamais vu. Et pour cause, les Grecs connaissaient l’Asie avec laquelle ils commerçaient, contre laquelle ils se battaient. L’Europe était pour eux comme l’Afrique pour nous au XIXe s. Son nom flottait comme la princesse. Pourquoi alors ce nom ? Dès le Ve siècle Hérodote évoque l’Europe sans l’avoir ni parcourue ni observée. Cette légende nous dit que l’Europe est le produit d’un rêve, une vue de l’esprit, au sens fort du mot. Elle n’est pas d’abord une terre localisable sur les cartes. Comment ne pas penser aux frontières géographiques et politiques de l’Europe, si imprécises et discutables. L’Europe va-t-elle jusqu’à l’Oural, s’arrête-t-elle en deçà ? Englobe-t-elle ou non la Grèce et Chypre ? Faut-il faire l’Europe politique à 10 ou à 28 états ? L’espace européen, tous en conviennent, n’a pas de frontières naturelles sauf à l’Ouest, et encore, le Royaume-Uni en est-il ? Les frontières de l’Europe ne sont pas d’abord naturelles mais culturelles, c’est-à-dire qu’elles ne dépendent pas comme d’autres de la nature, mer, montagne, fleuves, mais d’une certaine conception et volonté de l’homme, d’une culture ; liberté ou non, droits de l’homme ou non…d’une civilisation ! C’est très tard dans l’histoire de l’Occident sous les Carolingiens, que l’Europe deviendra pour la première fois une entité politique face à Byzance et aux pays musulmans.
Une deuxième signification s’impose : ce mythe est l’histoire d’une séparation provoquée par Zeus, qui arrache Europe à sa terre natale l’Asie, et la fait passer vers une terre étrange et sans nom. Eurôpê d’après les linguistes, vient du grec ôpê : action de voir, vue, et de eu : bon, bien ; c’est la belle vue, l’échappée belle, ou encore, à partir du phénicien Ereb, la contrée où se couche le soleil. Une échappée belle en direction du soleil couchant ! Europe porte aussi le sens de l’arrachement, par la force du rêve aussi puissante que le désir de Zeus-taureau, l’arrachement à la terre natale, l’emportement vers ce qui est encore sans nom au prix, comme dit la légende «d’une étrange navigation, sans repères ; rien que le ciel en haut et la mer sans limites ». L’esprit européen est aussi cette capacité à s’arracher à ce qu’on connaît, à affronter l’inconnu, à le déchiffrer et à le défricher, à toujours aller au-delà du connu. On pense aux marins, aux scientifiques, aux voyageurs partis explorer des nouveaux mondes, des terres inconnues. Bien d’autres significations viennent à l’esprit. Celle-ci par exemple : la princesse Europe est une migrante qui traverse la mer Egée, emportée par son rêve d’une autre terre. Aujourd’hui, d’autres migrants traversent la mer Egée mais leur passage vers l’Europe est dramatique ; ils ne sont pas entourés d’un joyeux cortège de dieux et de déesses comme le fut Europe ! Et l’Europe terre de migration depuis la fin de l’empire romain les rejette ! On pense encore au Brexit, une histoire chaotique de séparation, de redéfinition de frontières et de projet à refonder.
Robert De Backer
A suivre : l’histoire du drapeau européen.